Alexandre Dumas : Bory cité dans le "Véloce, ou Tanger, Alger et Tunis"
LE VÉLOCE
(1848-1851)
ALEXANDRE DUMAS
Le Véloce
Ou Tanger, Alger et Tunis.
LE JOYEUX ROGER
2006
ISBN-13 : 978-2-923523-13-2 / ISBN-10 : 2-923523-13-X
Éditions Le Joyeux Roger, Montréal
« Enfin, n’est-ce pas en Afrique, que l’on a découvert, en l’an de
grâce 1845, et que l’on a fait reconnaître à la commission scientifique
en général, et au colonel Bory de Saint-Vincent en particulier,
le fameux rat à trompe dont nous aurons l’honneur de vous
entretenir plus tard ? Charmant petit animal, soupçonné par Pline,
nié par monsieur Buffon, et retrouvé par les zéphyrs, ces grands
explorateurs de l’Algérie. »
Le zéphyr a toutes les sciences innées : il est naturaliste, archéologue,
dresseur d’animaux, c’est le pourvoyeur né de crapauds, de
lézards, de serpents, de caméléons, de sauterelles, de stellions, de
fouette-queues et de gerboises. Qui vient en Afrique pour faire des
collections d’animaux peut s’adresser à lui : quand la nature s’appauvrit,
il la seconde ; quand l’espèce manque, il l’invente.
C’est le zéphyr qui a inventé le rat à trompe. Nous allons raconter
un fait presque incroyable, et qui cependant est de notoriété
publique en Algérie.
À l’époque où la commission scientifique explorait la province
de Bône, le 3e bataillon de zéphyrs tenait garnison dans cette ville.
Un matin, le président de la commission vit arriver chez lui un
zéphyr porteur d’une cage dans laquelle frétillait un petit animal,
objet des attentions les plus délicates de la part de son propriétaire.
L’attention du savant fut éveillée par la façon amicale dont le
zéphyr parlait à l’animal enfermé dans la cage. « Que m’apportez-vous
là, mon ami ? demanda-t-il au zéphyr. — Oh ! mon colonel
(le président de la commission scientifique était un colonel, homme
d’infiniment d’esprit que nous avons tous connu), oh ! mon colonel,
une petite bête pas plus grosse que le poing, seulement vous
n’en avez jamais vue de pareille. — Voyons, montre-moi cela. —
Voilà, mon colonel. »
Et le zéphyr remit à l’officier la cage qui renfermait son trésor.
« Eh ! mais c’est un rat que tu m’apportes là ! fit le colonel. —
Oui, mais c’est un rat à trompe, rien que cela. — Comment, un rat
à trompe ! — Étudiez, examinez, prenez une loupe, si vous n’y
voyez pas avec vos yeux. »
Le colonel étudia, examina, prit une loupe, et reconnut un rat de
l’espèce ordinaire ; seulement, comme l’avait dit le zéphyr, ce rat
avait une trompe.
Trompe adhérente au nez, placée à peu près comme est placée
la corne du rhinocéros ; trompe douée de mouvement et presque
d’intelligence. Du reste, identité parfaite avec les rats de l’espèce
commune.
Seulement, la trompe dont il était orné donnait à celui-là une
valeur particulière, une valeur idéale. « Hum ! hum ! fit le savant.
— Eh ! eh ! fit le zéphyr. — Combien ton rat ? — Mon colonel,
vous savez bien que mon rat n’a pas de prix ; mais pour vous, ce
sera cent francs. »
Le colonel en eût donné mille pour avoir ce sujet précieux. Il
l’examina de nouveau. C’était un mâle. « Serait-ce possible
d’avoir la femelle ? demanda-t-il. — Peste ! fit le zéphyr, vous
n’êtes pas dégoûté. Je comprends : vous voulez avoir de la race.
Donnez cent francs du mâle, et l’on tâchera de vous avoir la femelle.
— Quand cela ? — Ah ! dame ! c’est un animal bien fin, bien
subtil ; la disparition de celui-ci aura donné l’éveil à la tribu. Je ne
puis répondre de rien avant quinze jours ou trois semaines. — Je
te donne un mois. — Et il y aura cents francs pour la femelle ? —
Comme il y a eu cent francs pour le mâle. — Vous aurez votre
femelle. — Voilà les cent francs. — Merci, mon colonel. » Et le
zéphyr empocha les cent francs.
Trois semaines après, il revint avec un rat à trompe du sexe
féminin. « Tenez, mon colonel, voilà votre bête. Seulement, elle
m’a donné du mal, je vous en réponds. » Le colonel examina la
bête : rien n’y manquait. Sa satisfaction était au comble ; il avait
la paire.
Aussi fut-il pendant quelque temps l’objet de l’envie de tous ses
compagnons. Monsieur Ravoisier n’en dormait plus, et monsieur
Delamalle en était malade. Ils demandaient des rats à trompe à
tous les zéphyrs qu’ils rencontraient.
Ceux-ci se regardaient et répondaient : « Comprends pas. »
Le rat à trompe était à la hausse. Le premier qui reparut fut vendu
deux cents francs. Puis cet animal si rare commença de se vulgariser
; il n’y avait pas de jour où il n’y eût un rat à trompe à vendre.
Ils descendirent à cent francs, puis à cinquante, puis à vingtcinq.
La recette des rats à trompe était connue. Elle était, à peu de différence
près, la même que celle indiquée par la Cuisinière bourgeoise
pour faire un civet de lièvre.
Seulement, au lieu que pour faire un civet de lièvre il ne faut
qu’un lièvre, pour faire un rat à trompe il faut deux rats.
On prend le bout de la queue de l’un, que l’on greffe en écusson
sur le nez de l’autre ; on soutient l’adjonction par un emplâtre de
diachylon, en emmaillote l’animal de manière qu’il ne dérange pas
l’appareil. Au bout de quinze jours, on lui rend sa liberté, et le tour
est fait.
À partir de ce moment, la queue devient adhérente au nez du rat,
comme un ergot devient adhérent au crâne d’un coq, et vous avez
un rat à trompe.
Seulement, les rats à trompe ne se reproduisent pas, avec une
trompe, du moins. Quand on veut en avoir, il faut les greffer