Premier chapitre de l'ouvrage Homme de Bory
Photo. H. FERRIERE
Texte numérisé par Isabelle FERRIERE, Tahiti. 2002.
§. I.
De la place qu’occupe le genre Homme dans le Règne animal.
L’Homme est placé en tête de la classe des Mammifères par Linné, dans l’ordre qu’il nomme Primates (* Voy. Systema Naturae, 13è édition, t. I, part. 1, p. 21.), et que ce législateur des Sciences naturelles avait originairement appelé Anthropomorphes. // page 5//
Dans la manière sentencieuse, propre à ses lucides écrits, le savant suédois, négligeant de caractériser le genre qui va nous occuper, n’employa pour le singulariser, que cette phrase de Solon, qui était gravée en lettres d’or sur le temple d’Ephèse, Nosce te ipsum. Mais plus d’un philosophe n’ayant pas compris le véritable ses de ces trois mots, et croyant faire preuve de sagesse en réclamant un rang de demi-dieux dans l’ensemble de la création, nous réparerons l’omission de Linné pour ceux qui pourraient tomber dans l’excès contraire, en considérant que de nuances en nuances on peut trouver une sorte de consanguinité entre l’Homme et la Chauve-Souris.
Les Chauve-Souris, les Singes, les Orangs et les Hommes ont de commun // page 6 // la disposition des dents et la position pectorale des mamelles ; chez les mâles, la liberté totale du membre qui, caractérisant le sexe, demeure pendant quand il n’est point excité par des désirs amoureux, son prépuce n’étant pas attaché de manière à le retenir fixé contre le corps ; enfin chez les femelles, un flux menstruel, communément appelé règles.
De l’identité d’organisation dentaire proviennent, sinon les mêmes appétits absolument, du moins certaines analogies dans les organes digestifs ; de la ressemblance de l’appareil générateur, et des fluxions périodiques, suit un même mode d’accouplement, non subordonné à la saison du rut ; de la situation pareille des sources où les petits puisent leur première nourriture, // page 7 // résulte une même manière d’allaitement où l’embrassement de la progéniture doit ajouter à l’amour maternel. Ces derniers rapports surtout ont contribué à provoquer le penchant que montrent les Anthropomorphes à vivre en famille ; penchant qui, chez l’Homme, n’eût cependant pas suffi pour déterminer l’état social, si, comme nous le verrons par la suite, son dénuement même et la faculté qu’il a d’exprimer sa pensée au moyen d’un langage articulé, en la perpétuant par l’écriture, n’eussent subséquemment déterminé cet état social, auquel il dut être longtemps étranger.
En éliminant les Chauve-Souris de l’ordre où Linné les rapprocha de nous, en réduisant les Primates de ce grand naturaliste à nos pareils et à ses Singes // page 8 //, nous trouvons que les conformités se multiplient. Les intestins deviennent en tous points semblables ; des fluxions menstruelles apparaissent encore plus régulièrement dans les femelles qui élèvent et transportent au besoin leurs petits de la même façon ; les yeux dirigés en avant et d’accord, donnent à la vision cette unité qui doit contribuer à la rectitude des idées ; la fosse temporale est séparée de l’orbite par une cloison osseuse ; des mains, attribut précieux du tact, déterminent pour une grande part la supériorité intellectuelle, que semble commander d’ailleurs un cerveau profondément plissé, à trois lobes de chaque côté, et dont le postérieur recouvre le cervelet : le dernier de ces trois lobes n’existe pas encore chez les Chauve-Souris. // page 9 //
Ce rapprochement de notre espèce et du Singe irritait singulièrement Daubenton, qui pensa foudroyer la sixième édition du Systema Naturae, par ces mots : « Je suis toujours surpris d’y trouver l’Homme, immédiatement au-dessous de la dénomination générale de Quadrupèdes, qui fait le titre de la classe : l’étrange place pour l’Homme ! quelle injuste distribution ! quelle fausse méthode met l’Homme au rang des bêtes à quatre pieds ! Voici le raisonnement sur lequel elle est fondée : l’Homme a du poil sur le corps et quatre pieds ; la Femme met au monde des enfants vivants, et non pas des œufs, et porte du lait dans ses mamelles : donc l’homme et la Femme sont des Quadrupèdes ; les Hommes et les Femmes ont quatre dents incisives // page 10 // à chaque mâchoire, et les mamelles sur la poitrine : donc les Hommes doivent être mis dans le même ordre, c’est-à-dire au même rang avec les Singes et les Guenons, etc. » (* Exposition des distributions méthodiques des animaux quadrupèdes. Buffon de Verdières, t. XVI, p. 167.)
Linné ne dit pourtant point que l’Homme et la Femme soient des bêtes à quatre pieds ; il n’emploie le mot Quadrupède qu’accessoirement, et pour désigner les quatre membres de la plupart des Mammifères mis en opposition avec les nageoires des cétacés ; il ne place pas davantage la Guenon au même degré que la Femme, car l’Homme occupe pour lui, et comme par privilège, le premier de tous les rangs : il y porte le nom de SAGE. Et avec quelle // page 11 // éloquence, pour ainsi dire sacrée, Linné contemple au contraire Dieu tout-puissant dans sa créature de prédilection, tandis que l’impitoyable critique la dissèque pour en décrire sèchement les débris, de son temps conservés confusément avec ceux du Cheval, de l’Ane et du Bœuf, au cabinet du Roi !
Cependant si, pour isoler l’Homme des Singes, ainsi que le réclame l’émule de Buffon, en termes si durs, nous retranchons du genre Simia les espèces dont Linné formait, sous le nom de Simiae veterum, sa première division, en y rapportant ce Troglodyte, qu’il avait d’abord regardé comme un Homme ; si nous repoussons dans un ordre de Quadrumanes ces espèces grimpeuses, qui souvent marchent à quatre // page 12 // pattes, encore que la longueur de leurs membres postérieurs les dût porter à se tenir debout, et dont la colonne vertébrale se termine par une queue ; en un mot, si nous ne considérons que le genre Orang des modernes, nous trouvons chez ce Orang et chez l’Homme un squelette en tout pareil, avec un os hyoïde ; des molaires en nombre égal, qui n’ont que des tubercules mousses ; une véritable face, une physionomie enfin où se peignent les moindres résultats de la pensée et l’effet des sensations ; les femelles de l’un et de l’autre, portent un seul ou deux petits durant sept ou neuf mois; les ongles sont conformés de même manière, plats et arrondis, ils garnissent l’extrémité supérieure de doigts déliés, organes de comparaison par // page 13 // excellence ; un véritable pied avec sa plante, s’étendant jusqu’au talon. La disposition des cuisses, attachées à un large bassin par des muscles puissants qui forment des fesses prononcées ; la force de la jambe, que grossit un mollet plus ou moins marqué, déterminent dans l’un et dans l’autre la rectitude du maintien, la position verticale du corps ; en un mot cette démarche de bipède où l’on vit un attribut divin. Ainsi l’Homme n’est pas le seul être qui marche debout, et « qui, portant vers le ciel la majesté de sa face auguste, ne tienne à la terre que par les pieds ». Si Platon eût connu l’Orang, il l’eût donc aussi appelé une plante céleste ?
Si l’Orang n’a pas le pouce du pied identiquement pareil à celui de l’Homme, et si ce doigt est chez lui tant soit // page 14 // peu plus libre, et légèrement opposable aux autres, c’est un avantage qu’il possède, et conséquemment ce n’est point une condition pour que l’Orang soit repoussé chez les Singes Quadrumanes ; on n’y saurait tout au plus voir que l’un de ces nombreux passages, par où la Nature procède habituellement pour lier tous les êtres dans l’ensemble infini de ses harmonies ; ce n’est qu’un simple caractère générique, sans lequel non seulement l’Orang serait de la même famille que l’Homme, mais rentrerait tout à fait dans le Genre Humain, pour ajouter de nouvelles espèces à celles que nous allons établir.
L’Homme considéré génériquement , et sous le point de vue dans lequel nous devons nous borner à le faire // page 15 // connaître, a son pied élargi en avant, plat, portant sur une plante qui s’étend jusque sous u talon légèrement renflé. Les doigts de ce pied sont courts, avec le pouce plus gros ordinairement parallèle aux autres et conséquemment non opposable comme le pouce de la main. La jambe porte verticalement sur la partie postérieure de ce pied ; elle y est articulée ainsi qu’à la cuisse, de manière à ne pas permettre que nous marchions autrement que debout. La seule inspection de son genou, où se trouve la rotule, petit os qui semble n’avoir été formé que pour rendre impossibles certains mouvements de flexion, prouve l’erreur où sont tombés ceux qui avancèrent que l’Homme dut originairement marcher à la manière des Quadrupèdes. On conçoit // page 16 // que, dans leur versatile inconséquence, ces écrivains qui nous ont tour à tour représenté le genre de mammifères dont ils faisaient partie comme un miroir merveilleux de l’Etre suprême, ou comme la plus misérable des bêtes flétrie d’une tache originelle, aient pu croire à des Hommes sauvages courant les forêts sur quatre pattes ; mais on voit avec une sorte de regret le judicieux Linné métamorphoser son Homo Sapiens en Homo ferus tetrapus, en recueillir la nomenclature de quelques individus de l’espèce civilisées européenne, trouvés dans un état d’imbécillité résultant de l’abandon où les avaient laissés sans doute de pauvres parents.
De tels Sauvages quadrupèdes n’existent pas ou n’ont été que des malheureux // page 17 // repoussés de la société dès leur enfance. Tout ce qu’on en raconte fait moins connaître l’Homme dans son état réputé primitif, que le penchant qu’ont la plupart des Hommes civilisés à saisir les moindres occasions d’occuper d’eux les trompettes de la renommée. On représente ces prétendus enfants de la Nature comme des brutaux, à peine doués d’instinct, privés de l’usage de la parole, ne poussant que des cris inarticulés, sans mémoire et ne pouvant jamais ou du moins qu’imparfaitement apprendre à parler. Leur découverte cause d’abord une grande rumeur dans les gazettes, ils finissent par mourir ignorés dans quelque hôpital de fous. L’observation de ce genre d’infirmes ne peut jeter la moindre lumière sur l’origine de notre // page 18 // espèce ; ce n’est point d’après ces exceptions qu’il faut étudier l’Homme tel qu’il dut être au premier temps de son apparition sur terre. Pour rechercher l’histoire de son enfance sociale, nous tenterons une autre voie.
« Quand l’Homme le voudrait, dit Cuvier (*Règne animal, t ; I, p ; 83), il ne pourrait marcher autrement qu’il ne marche ; son pied de derrière court et presqu’inflexible, et sa cuisse trop longue ramèneraient son genou contre terre ; ses épaules écartées et ses bras jetés trop loin de la ligne moyenne, soutiendraient mal le poids de son corps, le muscle grand dentelé qui, dans les quadrupèdes, suspend le tronc entre les omoplates comme une sangle, est plus petit dans l’Homme que dans aucun d’entr’eux ; // page 19 //la tête est plus pesante à cause de la grandeur du cerveau et de la petitesse des sinus ou cavités des os, et cependant les moyens de la soutenir sont plus faibles ; car l’homme n’a ni ligament cervical ni disposition des vertèbres propre à l’empêcher de se fléchir en avant ; il pourrait donc tout au plus maintenir sa tête dans la ligne de l’épine, et alors ses yeux et sa bouche seraient dirigés contre terre, il ne verrait pas devant lui ; la position de ses organes est au contraire parfaite, en supposant qu’il marche debout. Les artères qui vont à son cerveau ne se subdivisent point comme dans beaucoup de quadrupèdes, et le sang nécessaire pour un organe si volumineux, s’y portant avec trop d’affluence, de fréquentes apoplexies seraient la suite // page 20 // de la position horizontale. L’Homme doit donc se soutenir sur ses pieds seulement. Il conserve la liberté entière de ses mains pour les arts, et ses organes des sens sont situés le plus favorablement pour l’observation. Ces mains qui tirent déjà d’avantage de leur liberté, n’en ont pas moins dans leur structure. Leur pouce, plus long à proportion que dans les Singes, donne plus de facilité pour la préhension des petits objets ; tous les doigts, excepté l’annulaire, ont des mouvements séparés, ce qui n’est pas dans les autres animaux, pas même dans les Singes. Les ongles ne garnissant qu’un des côtés du bout des doigts, prêtent un appui au tact, sans rien ôter à sa délicatesse. Les bras qui portent ces mains ont une attache solide // page 21 // par leur large omoplate et leur forte clavicule, etc. »
Les mains en effet, sont pour l’Homme des attributs d’autant plus précieux qu’il leur doit une grande partie de sa supériorité morale sur tous les autres Animaux ; supériorité que nous sommes loin de contester et qu’il faudrait être aveuglé par des opinions étroites pour ne pas avouer avec un profond sentiment d’admiration, de respect et de reconnaissance, mais dont il n’est pas téméraire de rechercher les causes, parce qu’elles sont uniquement dans l’inépuisable Nature à l’histoire de laquelle nous avons consacré l’ouvrage dont on ne reproduit ici que le plus médiocre article.
Nous ne grossirons pas cet essai, de la description minutieuse des moindres // page 22 // parties externes d’un Animal dont chacun peut se faire une idée assez exacte en se regardant dans une glace, et en se comparant ensuite à ses semblables ; mais nous toucherons quelques points de son organisation intérieure, en renvoyant préalablement aux mots : ACCROISSEMENT, ALLAITEMENT, CEREBRO-SPINAL, DENT, GENERATION, INTESTIN et SQUELETTE (* Voy. Tous ces mots dans le Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, duquel le présent ouvrage est extrait.), pour de plus amples détails et pour éviter les répétitions.
L’Homme a trente-deux vertèbres, dont sept cervicales, douze dorsales, cinq lombaires, cinq sacrées et trois coccygiennes. De ses côtes, sept paires s’unissent au sternum par des alonges // page 23 // cartilagineuses, et se nomment vraies côtes ; les cinq paires suivantes, qui n’y tiennent pas aussi immédiatement, et qui sont plus petites, sont nommées fausses côtes. Son crâne a huit os ; savoir : un occipito basilaire, deux temporaux, deux pariétaux, un frontal, un ethmoïdal et un sphénoïdal. Les os de sa face sont au nombre de quatorze : deux maxillaires, deux jugaux, dont chacun se joint au maxillaire du même côté par une espèce d’anse nommée arcade zygomatique, deux naseaux, deux palatins en arrière du palais, un vomer entre les narines, deux cornets du nez dans les narines, deux lacrymaux aux côtés internes des orbites, et un seul os pour la mâchoire inférieure. Son omoplate a au bout de son épine, ou arête saillante // page 24 // une tubérosité, dite acromion, à laquelle est attachée la clavicule, et au-dessus de son articulation, une pointe nommée bec coracoïde, pour l’attache de quelques muscles. Le radius tourne complètement sur le cubitus, à cause de la manière dont il d’articule avec l’humérus. Le carpe a huit os, quatre par rangée, le tarse en a sept ; ceux du reste de la main et du pied se comptent aisément par le nombre des doigts. La position du cœur, et la distribution des gros vaisseaux, est encore relative à la situation verticale habituelle à l’Homme ; car le cœur qui, dans les autres Mammifères, repose sur le sternum, est obliquement posé chez lui sur le diaphragme qui sépare la cavité de la poitrine de la cavité abdominale ; sa pointe répond à gauche, ce qui // page 25 // occasionne une distribution de l’aorte différente de ce qu’elle est dans la plupart des Quadrupèdes. L’estomac est simple et son canal intestinal de longueur médiocre ; les gros intestins sont bien marqués ; le coecum est court et gros, augmenté d’un appendice grêle ; le foie se divise en deux lobes et un lobule ; l’épiploon pend au-devant des intestins jusque dans le bassin.
Aucun animal n’approche de l’Homme pour le nombre des replis des hémisphères du cerveau, organe qu’il n’est cependant pas exact de croire proportionnellement plus considérable chez lui que chez tous les autres Vertébrés, puisqu’il en est parmi ceux-ci, où les lobes cérébraux sont réellement plus, ou au moins proportionnellement, aussi volumineux. // page 26
Les mâchoires sont garnies de trente-deux dents en tout, seize à chacune, à savoir : quatre antérieures, mitoyennes, aplaties, tranchantes, verticales ou à peu près, et appelées incisives ; deux autres épaissies en coins et pointues, nommées canines ; enfin dix molaires, cinq de chaque côté, dont les racines sont profondes, avec le corps presque cubique, et la couronne tuberculeuse.
La combinaison de ces dents et de l’appareil digestif, fait de l’Homme un être omnivore, c’est-à-dire qui peut se sustenter par une nourriture indifféremment animale ou végétale : ainsi vit-il partout, où des plantes et de la chair assurent sa subsistance ; et nous remarquerons à ce sujet que c’est moins la différence des climats, que // page 27 // l’impossibilité de trouver des approvisionnements appropriés à leurs besoins, qui déterminent la circonscription des espèces dans certains cantons respectifs : l’Homme s’acclimate sur les rivages des mers glaciales, où ne se trouvent guère de plantes ou d’animaux terrestres, mais où des poissons et des cétacés le peuvent alimenter ; il vivrait dans les déserts, où l’on ne trouve ni poissons ni plantes convenables à son estomac, parce qu’il pourrait encore s’y nourrir du lait et de chair ses troupeaux ; il prospèrerait même là où, la chair venant à manquer, ne mûriraient que des fruits, et ne croîtraient que des Céréales ou des racines bulbeuses. C’est donc une grande erreur que d’établir comme règle générale l’appétit des hommes pour les plantes ou pour la chair, // page 28 // en raison de cette influence absolue si faussement attribuée au climat. Le climat n’y fait que peu de chose ; c’est l’organisation qui commande toujours.
Un penchant à tracer trop légèrement des règles générales, a fait poser en principe « qu’on pouvait considérer l’Homme comme divisé en trois zones pour la nourriture, l’Homme du tropique étant frugivore, l’habitant des pôles carnivore, et les peuples intermédiaires, l’un et l’autre en diverses proportions, suivant le degré de chaleur et de froid, la durée des hivers et des étés (Dictionnaire de Déterville, t ; XV, p. 185 et suivantes). Quels frugivores que ces Caraïbes, que ces Jagas , que ces hommes de la mer du Sud, qui, sous l’équateur, mangent d’autres hommes ! //page 29 // quels carnivores que ces Groënlandais qui, sous un cercle polaire, se nourrissent d’un pain fait de Lichens, avec de l’écorce de Bouleau, et qui boivent avec délices d ‘une huile rance !
Le sens du goût très développé chez l’Homme, corroboré, pour ainsi dire, par celui de l’odorat qui se confond avec lui, la faculté de broyer et de mâcher les aliments, qui vient de la manière dont la mâchoire inférieure, mobile en tout sens, se trouve articulée, et qui facilite la perception des saveurs, sont pour lui des sources déterminantes de la gourmandise qu’il ne faut pas confondre avec la voracité, parce que la voracité n’est qu’un appétit véhément, et non l’abus de quelque faculté : la gourmandise est un vice ; la voracité, le simple effet d’un besoin // page 30 // irrésistible. L’Homme, au reste, n’est pas le seul animal chez lequel le plus grand développement de tel ou tel organe en provoque l’exercice désordonné. On peut voir aux mots ERECTILE (tissu) et CYNOCEPHALES (* Consulter, pour ces articles, les tomes V, p. 252, et VI, p. 249 ; y voir aussi RUT .) de notre dictionnaire, les causes de la lasciveté de certains Singes. Notre espèce, en beaucoup de cas, partage les mêmes penchants effrénés : quant à l’amour, conséquence plus modérée des fonctions de ses organes reproducteurs, l’Homme en éprouve les douceurs ou la violence, sans qu’une saison de l’année plutôt qu’une autre, le pousse vers l’acte de copulation ; et ce n’est point, à proprement parler, un trait de cynisme, mais l’expression assez exacte d’une // page 31 // vérité physique, que cette phrase de Beaumarchais : « Boire sans soif, et faire l’amour en tout temps, c’est ce qui distingue l’Homme de la bête ». L’Homme boit en effet très souvent sans nécessité, et seul parmi les animaux, il fait l’usage des liqueurs fermentées ; elles sont l’un des nouveaux besoins qu’il contracte dès qu’il se ploie à l’état social. Sous tous les climats, il cherche quelque moyen de rendre stimulante sa boisson habituelle : là, c’est la baie du Genevrier, ou les sommités des Pins et des Bouleaux, dont il obtient une sorte de bierre que les Céréales et le Houblon lui rendent plus délectable ailleurs. Ici, ces mêmes Céréales lui fournissent une liqueur alcoholique ; autre part, la Vigne lui prodigue un nectar plus doux, ou bien // page 32 // c’est le Riz et la Canne dont il extrait les différentes eaux-de-vie ; le lait même aigri et fermenté, des Champignons, de l’Opium, ou toute autre substance, deviennent également, en certaines contrées, les matériaux de liqueurs enivrantes, dont l’abus altère les facultés morales. Certains individus, parmi quelques espèces d’Animaux, réduits en domesticité, semblent partager ce goût pour les liqueurs spiriteuses ; mais chez eux, ce n’est guère qu’un effet de la dépravation produite dans les mœurs par la fréquentation de l’Homme.
Ne prétendant en aucune manière nous jeter dans des considérations d’une nature abstraite ou Hypothétique, étrangère au domaine de l’histoire naturelle, nous n’examinerons pas « s’il a été réservé à l’Homme seul, // page 33 // entre tous les êtres, de pouvoir contempler son âme, et de mesurer ses devoirs et ses droits sur le globe (*Dictionnaire de Déterville, t. XV, p. 1.) ». Assez d’auteurs ont discouru sur ce sujet qui touche à la théologie, et qu’il nous serait conséquemment imprudent d’aborder ; mais comme il est indispensable de dire quelques mots sur le rôle que l’Homme est appelé à remplir dans l’ensemble de la Création, nous emprunterons pour le faire le passage suivant extrait du Dictionnaire de Déterville (*Même tome, p.2) : « Si nous ne considérons, y est-il dit, que l’Homme purement corporel, si nous étudions sans préjugé sa conformation interne et ses formes extérieures, il ne nous paraîtra qu’un animal peu favorisé au // page 34 // physique, en le comparant au reste des êtres. Il n’est pourvu d’aucune des armes défensives et offensives que la nature a distribuées à chacun des animaux : sa peau nue est exposée à l’ardeur brûlante du soleil, comme à la froidure rigoureuse des hivers, et à toute l’intempérie de l’atmosphère, tandis que la nature a protégé d’une écorce les arbres eux-mêmes ; la longue faiblesse de notre enfance, notre assujétissement à une foule de maladies dans tout le cours de la vie, l’insuffisance individuelle de l’Homme, l’intempérance de ses appétits et de ses passions, le trouble de sa raison et son ignorance originelle le rendent peut-être le plus misérable de toutes les créatures. Le Sauvage traîne en languissant, sur la terre, une longue carrière de // page 35 // douleurs et de tristesse ; rebut de la nature, il ne jouit d’aucun avantage sans l’acheter au prix de son repos, et demeure en proie à tous les hasards de la fortune. Quelle est sa force devant celle du Lion, et la rapidité de sa course auprès de celle du Cheval ? A-t-il le vol élevé de l’Oiseau, la nage du Poisson, l’odorat du Chien, l’œil perçant de l’Aigle, et l’ouïe du Lièvre ? S’enorgueillira-t-il de sa taille auprès de l’Eléphant, de sa dextérité devant le Singe, de sa légèreté près du Chevreuil ? Chaque être a été doué de son instinct, et la nature a pourvu aux besoins de tous : elle a donné des serres crochues, un bec acéré et des ailes vigoureuses à l’Oiseau de proie : elle arma le Quadrupède de dents et de cormes menaçantes ; elle protège la // page 36 // lente tortue d’un épais bouclier ; l’Homme seul ne sait rien, ne peut rien sans l’éducation ; il lui faut enseigner à vivre, à parler, à bien penser ; il lui faut mille labeurs et mille peines pour surmonter tous ses besoins. La Nature ne nous instruisit qu’à souffrir la misère, et nos premières voix sont des pleurs. Le voilà gissant à terre, tout nu, pieds et poings liés, cet être superbe, né pour commander à tous les autres. Il gémit, on l’emmaillote, on l’enchaîne, on commence sa vie par des supplices, pour le seul crime d’être né. Les Animaux n’entrent point dans leur carrière sous de si cruels auspices ; aucun d’eux n’a reçu une existence aussi fragile que l’Homme ; aucun ne conserve un orgueil aussi démesuré dans l’abjection ; aucun n’a // page 37 // la superstition, l’avarice, la folie, l’ambition et toutes ses fureurs en partage . C’est par ces rigoureux sacrifices que nous avons acheté la raison et l’empire du monde, présents souvent funestes à notre bonheur et à notre repos ; et l’on ne peut pas dire si la nature s’est montrée envers nous, ou plus généreuse par ses dons, ou marâtre plus inexorable par le prix qu’elle en exige… » Si l’Homme, ajoute l’auteur de ce passage, n’est qu’un instrument nécessaire dans le système de vie, tout ce qui existe n’est donc pas formé pour son bonheur… ; et il serait également faux de prétendre que les sujets furent formés exprès pour le souverain, et que toute la nature ait été créée exclusivement pour l’Homme. La Mouche qui l’insulte, le Ver qui // page 38 // dévore ses entrailles, le vil Insecte dont il est la proie, sont-ils nés pour le servir ? Les astres, les saisons, les vents obéissent-ils aux volontés de ce roi de la terre, aliment d’un frêle vermisseau ? Quelle démence de croire que tout est destiné à notre félicité ; que c’est l’unique pensée de la nature ! Les pestes, les famines, les maladies, les guerres, les passions des Hommes, leurs infortunes et leurs douleurs prouvent que nous ne sommes pas plus favorisés au physique que les autres êtres ; que la Nature s’est montrée équitable envers tous ; que pour être élevés au premier rang, nous ne sommes pas à l’abri de ses lois ; elle n’a fait aucune exception ; elle n’a mis aucune distinction entre tous les individus, et les rois et les bergers naissent // page 39 // et meurent comme les fleurs et les animaux. L’Homme physique n’est donc pour elle qu’un peu de matière organisée, qu’elle change et transforme à son gré ; qu’elle fait croître, engendrer et périr tour à tour. Ce n’est pas l’Homme qui règne sur la terre, ce sont les lois de la Nature dont il n’est que l’interprète et le dépositaire : il tient d’elle seule l’empire de la vie et de la mort sur l’animal et la plante ; mais il est soumis lui-même à ces lois terribles, irrévocables : il en est le premier esclave ; et toute la puissance de la terre, toute la force du Genre Humain, se taisent en la présence du maître éternel des mondes. »
Nous cesserons d’approuver l’écrivain duquel nous avons saisi l’occasion de citer une bonne page, lorsqu’il // page 40 // ajoute : « Que par ses rapports aux créatures vivantes, l’Homme en doit être considéré comme le modérateur, comme un instrument d’équilibre et de nivellement dans l’ample sein de la Nature, où il est la chaîne de communication entre tout ce qui existe, et que c’est l’Homme enfin à qui seul appartient le droit de vaincre et de régner ». Buffon n’était pas de cet avis, lorsque, s’élevant à toute la hauteur de son éloquence, il dit à propos des animaux domestiques (* Edition de Verdière, t. XVI, p. 175) : « C’est qu’il faut distinguer l’empire de Dieu du domaine de l’Homme ; Dieu, créateur des êtres, est seul maître de la Nature ; l’Homme ne peut rien sur le produit de sa Création ; il ne peut rien sur les mouvements des corps célestes, // page 41 // sur les révolutions de ce globe qu’il habite ; il ne peut rien sur les Animaux, sur les Végétaux, les Minéraux en général ; il ne peut rien sur les espèces ; il ne peut que sur les individus, car les espèces et la matière en bloc appartiennent à la Nature, ou plutôt la constituent : tout se passe, se suit, se succède, se renouvelle et se meut par une puissance irrésistible. L’Homme, entraîné lui-même par le torrent des temps, ne peut rien pour sa propre durée : lié par son corps à la matière, enveloppé par le tourbillon des êtres, il est forcé de subir la loi commune, il obéit à la même puissance ; et, comme tout le reste, il naît, croît et périt. » // page 42 //
Texte numérisé par Isabelle FERRIERE.